A l’affiche dans 24 salles à travers le pays, Papillon d’or, 2e long-métrage de Abdelhamid Bouchnak, draine le public et suscite le débat, voire la polémique. Dans cette rencontre, il répond, en toute franchise, à toutes nos questions sur le fond et la forme de son opus, sur ses partis pris cinématographiques et sur bien d’autres sujets encore. Interview.
Après le genre «horreur» dans «Dachra», vous passez au genre «fantastique» dans Papilon d’or. Pourquoi ce changement à 360°.
Je veux explorer d’autres genres, m’aventurer, voyager dans d’autres univers cinématographiques et ressentir d’autres émotions. Dans «Dachra», je voulais susciter l’horreur et la terreur chez le public, cette fois-ci, je veux l’émouvoir en demeurant dans l’étrange.
Donc, vous tâtonnez encore…
Oui. Je suis en train de chercher la meilleure version de moi-même. Je cherche un style qui m’est propre. C’est mon 2e long métrage et je suis en quête d’un style particulier et reconnaissable.
En fait, dans Papillon d’or, il s’agit d’un mélange de genres entre le drame, le fantastique et même l’horreur, n’est-ce pas?
Il est vrai que je penche vers un cinéma de mélange des genres, je crois que ce sera ma voie. Je n’ai pas encore essayé la romance et le thriller psychologique, je compte le faire, mais la science-fiction ne m’intéresse pas. En revanche, j’aime beaucoup les films empreints de fantaisies.
Le moteur de Papillon d’or repose sur le retournement final. Or, vers la moitié du film, on peut deviner l’histoire de l’enfant. Du coup, l’effet de surprise s’émousse et les scènes fantastiques nous paraissent linéaires et répétitives, ce qui crée une certaine monotonie, voire de l’ennui.
L’ennui est subjectif. Tout au long du film, je donne des indices sur l’enfant, puisqu’il ne parle pas et ne touche aucun objet. Seuls les personnages fantastiques le voient. Les autres personnages ne le voient pas. Et même si on devine tout avant l’épilogue, on a envie de comprendre les tenants et les aboutissants de l’histoire.
Justement, pourquoi avez-vous jugé bon de résumer le film dans l’épilogue comme si vous n’aviez pas confiance en l’intelligence du public?
C’est parce que je ne m’adresse pas seulement à un public de cinéphiles, mais au grand public.
En fait, loin de moi la crainte que le public ne comprenne pas le film, mais je ne voulais pas le frustrer. D’autant que malgré ce procédé, certains spectateurs n’ont pas compris l’histoire. J’ai pris le risque de déconstruire la réalité du personnage central, Moez, policier de son état, en gardant une certaine logique dans son voyage fantastique avec l’enfant.
L’expression «L’enfant est le père de l’homme», reflète-t-elle en grande partie le thème de votre film?
Oui, absolument. Car je défends, dans le film, l’idée suivante : si nous abandonnons et rejetons très tôt l’enfant qui existe en nous, il reviendra, un de ces jours, nous exploser au visage. Si nous voulons quitter l’enfant qui dort en nous et l’effacer de notre personnalité, lui ne nous quittera jamais. Sa présence en nous est chronique et pérenne, d’où mon amour pour les acteurs qui jouent, comme s’ils étaient des enfants, sans complexes, ni jugements, mais totalement libres et inconscients.
Papillon d’or est un film sur la colère, les traumas de l’enfance, le patriarcat, mais est-ce aussi un film sur le pouvoir politique et la relation entre le dominant et le dominé, l’opprimant et l’opprimé?
Oui, puisque je l’ai même souligné dans une scène très symbolique où Moez détruit tous ses documents d’identité qui le lient au pays, à la société et à sa famille.
C’est sous cet aspect-là que le film s’adresse à un public universel…
J’évoque, dans le film, le patriarcat dans toutes ses déclinaisons, que ce soit le père et son emprise sur sa famille ou le père de la nation et son pouvoir sur la société et les individus. Dans le film, plus le père est agressif, frustré et malheureux, plus sa famille en subit les conséquences et devient à son image. Cela se voit aussi dans la relation entre Moez, le policier, et son chef, le commissaire Mondher.
Justement, dans votre opus, personne n’est totalement bon ou totalement mauvais à l’exception de Mondher, pourquoi cette absence de nuance dans ce personnage?
Je ne voulais pas que ce personnage soit nuancé, je voulais semer le doute dans sa relation avec Moez. Puisque Mondher voit en Moez ce qu’il désire, il peut donc virer sur un très mauvais chemin et sur une voie très dangereuse.
La scène du repas dans la maison de Mondher, le commissaire, nous a paru parachutée. Pourquoi avez-vous tenu à cette scène ?
C’est une scène qui fait partie de mes souvenirs. C’est dans cette scène qu’on voit la réaction brutale de Mondher quand il apprend la note obtenue par son fils au devoir de maths. Or, j’ai toujours eu l’impression, dans mon enfance, qu’obtenir une mauvaise note est une humiliation pour une mère et c’est pire à l’égard de mon père. Cela marque, donc, l’enfant qui se croit obligé d’avoir une bonne note non pas pour sa propre satisfaction, mais pour celle de ses parents.
Au final, susciter l’empathie des spectateurs envers le personnage sanglant et tortionnaire qu’est Moez, en focalisant sur les raisons de cette violence, n’est-ce pas la justifier de façon amorale?
Essayer de comprendre pourquoi un homme est violent n’est pas justifier la violence. Un tueur en série n’est jugé qu’après avoir subi un examen psychologique, le résultat du diagnostic peut alléger la sentence, voire le rendre inapte à un jugement. Cela ne justifie pas du tout les crimes qu’il a commis, mais ça sert à comprendre les raisons de son acte.
Certes, mais pas au point de susciter toute cette empathie…
Ça, c’est personnel, car je peux avoir de la pitié pour Moez, mais ce que je voulais, c’est choquer à travers le comportement de cet homme sans états d’âme. Je peux le comprendre, mais pas au point de justifier ses actes. Moez mérite ce qui lui arrive.
Le personnage de la fiancée de Moez est maigre et limité, pourquoi ne pas l’avoir développé?
Mon but est de montrer ce personnage juste dans les moments d’escapade que vit Moez car ce sont les seules fois où on le voit souriant et serein, sinon, il est toujours tendu et agressif. C’est là l’intérêt de ces scènes.
Votre film est noir, quasiment sans espoir, puisque malgré la réconciliation avec son père, Moez sera atteint de cécité. Pour vous, cela représente-t-il l’aveuglement de la jeunesse par la violence et est-ce emblématique d’une génération à l’avenir obscur et sans lueur?
Le plus important, à mes yeux, c’est la réconciliation entre le père et le fils. C’est ce que désire Moez quand il prend la main de son père qui a tenu sa promesse en l’emmenant voir «Les papillons d’or». Je ne dis pas que la jeunesse est vouée à la cécité. Mais je partage cette crainte-là car on voit aujourd’hui que les jeunes sont éduqués dans un environnement très violent, entre violence verbale, physique et picturale avec images et vidéos de Daech et du Dark web, et ce, contrairement à notre génération. La jeunesse d’aujourd’hui n’a malheureusement pas d’horizons qui demeure flou et énigmatique.
En fait, «Les papillons d’or», c’est la paille?
Oui, c’est bien ça. Quand j’étais enfant, j’ai vu dans un champ à Makthar des enfants jouer sur un monticule de paille et ça m’a fait l’effet de papillons volants.
Pourquoi avez-vous choisi Mohamed Souissi pour jouer le rôle principal?
Pour sa carrure et sa fraîcheur.
Mais il a parfois usé du surjeu, Fethi Haddaoui dans le rôle du père en use aussi…
Peut-être. Mais ce sont des choix, car j’ai jugé que c’étaient les bonnes prises de vue. Probablement, le surjeu découle de la 2e, 3e, 4e ou énième prise. Ce sont mes choix et je considère que dans le film, ce sont les bonnes prises de vue.
Comment avez-vous procédé pour la conception des effets spéciaux pour les scènes fantastiques?
Il s’agit, pour moi, d’un nouveau concept dans l’écriture car, pour le première fois, je ne vois pas ce que j’ai imaginé ni dans les rushes, ni dans le premier montage. J’étais dans l’attente de tout le processus: les ailes, les yeux, etc. Donc, dans l’attente de l’intervention de l’équipe de VFX, ou d’effets spéciaux, le processus s’avère plus compliqué, plus coûteux et plus lent car il fallait tourner les scènes avec et sans les acteurs, sans compter la reconstitution totale des acteurs en 3D. Et c’était compliqué de diriger les acteurs, à l’exception de feu Néjib Ben Khalfallah avec qui c’était beaucoup plus simple. Car c’était un danseur talentueux. D’ailleurs, j’ai dédié le film à sa mémoire. Je pense que les 22 membres de la société «collab» dont Ghasssen Amami, Shaden, Tarek El Ouaer et Bichko, qui collaborent avec des productions hollywoodiennes, ont fait du bon boulot.
Comment expliquer, alors, que le quatrième effet spécial n’a pas été vu de la même manière par tous : certains ont vu un chacal, d’autres un loup ou un rat ?
En fait, il s’agit d’un rat et je n’ai pas opté pour un plan rapproché car le personnage de l’enfant a eu peur quand il a vu l’animal de loin. Peu importe l’espèce, il s’agit d’une créature animale, c’est tout. Il faut laisser place à l’imagination des spectateurs, chacun imagine ce qu’il veut. Franchement, l’équipe du VFX n’a pas volé la mention décernée par le jury des JCC.
Vos fictions suscitent toujours la polémique, car de «Dachra» en passant par «Ken ya makanech» jusqu’à «Papillon d’or» on n’hésite pas à vous accuser de plagiat. «Papillon d’or», par exemple, a été comparé, sur les réseaux sociaux, au film turc «Paper-lives» de Can Ulkay et au film américain «Fight-club» de David Fincher, etc. Qu’en dites-vous ?
«Papillon d’or» a été déposé à la commission d’aide à la production cinématographique depuis 2012, presque dix ans avant «Paper lives», sorti lui, en 2021.
Mieux, il existe des milliers de films du genre.
Moi, j’appelle référence ce qu’ils appellent plagiat. Le problème est compréhensible, parce que le processus de fabrication est tellement lent chez nous, qu’on risque de voir l’idée d’un film qu’on a déjà écrit et déposé à la commission d’aide à la production traitée, fond et forme, dans un film étranger, là où il existe une véritable industrie cinématographique. On a toujours avancé l’argument du plagiat à propos de mes fictions, mais qu’il s’agisse de moi ou d’autres jeunes réalisateurs tunisiens, beaucoup sont obsédés par cette question récurrente : «D’où a-t-il piqué l’idée ?»
Ailleurs, cette question ne se pose pas, car «Le plot-twist» (ndrl : retournement final) a été utilisé pour la première fois dans le film américain «Usual suspects» de Bryan Singer,en 1995, bien avant «Fight-club» en 1999 et «Chetter Island» de Martin. Scorsese, en 2010.
Mais personne n’ose les accuser de plagiat. D’ailleurs, pour «Dachra», on m’a aussi accusé d’avoir plagié le film américain «Blair Witch Project» d’Eduardo Sanchez et Daniel Myrick. Mais ils ont omis de dire que le premier film du genre «found footage»/horreur, c’est «cannibal Holocaust», le film italien de Ruggero Deodato, réalisé en 1980. Or, personne n’a traité ces cinéastes américains de plagiaires. Idem pour «Ken ya Makanech» qualifiée, également de série plagiée sur «Kaamelot». Or, cette série est quasiment la version française du film et de la série anglaise «Monty Python» et personne n’a parlé de plagiat. Chez nous, c’est sociétal, on cherche toujours à vous dévaloriser.
Bien sûr, on peut parler d’inspiration et de références, mais de là à lancer à tort et à travers, des accusations de plagiat, c’est aberrant tant ça tourne à l’obsession. Dans le genre, fantastique et étrange, j’ai mes références : David Fnisher, Alejandro Inaritu, Del Torro, Tim Bartonx.
La bande son est assez puissante, comment avez-vous procédé pour obtenir ce résultat ?
La bande son est l’un des éléments le plus important dans le film, car je raconte aussi l’histoire avec le son. si la musique sert à accompagner des personnages, à intensifier la tension et à captiver le spectateur, «le sound-disign» et les bruitages ont une importance primordiale, car ils contribuent à susciter l’immersion des spectateurs dans le film. Tous les plus petits détails: les sons et les bruits les plus légers sont fondamentaux pour que la magie opère. Et afin de réussir dans cette tâche, je garde toujours la même équipe : Yazid Chebbi pour la bande son et Hamza Bouchnak pour la musique. D’ailleurs, la première musique qu’il a composée est celle de l’épilogue où il joue du piano en live. Donc, la note d’intention, pour la composition de la musique, c’est d’opter pour une sonorité entre violence et tendresse.
L’image et l’éclairage sont assez expressifs. Est-ce parce que vous avez aussi maintenu la même équipe de la direction photo que celle de «Dachra»?
Oui, comme pour la bande son, j’ai gardé la même équipe, avec Hatem Nechi, le directeur photo, nous avons travaillé en harmonie, il m’a apporté le plus avec des propositions judicieuses.
Il a beaucoup de sensibilité. Pour l’image, j’ai recouru à plusieurs références picturales.
Je leur montre des peintures orientalistes, comme pour la scène de Sallouha. Ajoutons le travail de l’étalonneur Hamza Ksontini,qui est tout aussi important, puisqu’il a conféré au film la palette des couleurs finales.
Travailler avec la même équipe technique me facilite la tâche, car on se comprend rapidement et on gagne donc du temps et on obtient de meilleurs résultats.
Papillon d’or représente la Tunisie aux Oscars, mais il n’est pas sorti dans les salles auparavant. Certains ont crié au favoritisme, comment l’expliquez-vous ?
Le règlement des candidatures aux Oscars a été modifié en raison du covid-19. Donc, même si mon film n’était pas encore sorti dans les salles, il peut candidater aux Oscars. Mon film a été sélectionné par une commission composée de professionnels compétents et ceux qui crient au favoritisme insinuent-ils que les membres de la commission n’ont aucun goût ni aucune connaissance artistique cinématographique.
A la limite, il est normal qu’il y ait une polémique, car tout réalisateur rêve de voir son film sélectionné pour la course aux Oscars. Si mon film arrive à être sélectionné dans la «Short-list», ça serait formidable.
Etes-vous déçu de ne pas avoir remporté un Tanit aux JCC ?
Le jury est libre de ne pas avoir aimé mon film, mais quel réalisateur ne rêverait pas de remporter le Tanit d’or.
Plusieurs réalisateurs tunisiens ont remporté le Tanit d’or pour leur premier long-métrage. Heureusement que je ne l’ai pas obtenu, car on aurait crié au scandale et on aurait prétendu que je l’ai eu grâce à mon père (Ndlr : Lotfi Bouchnak). Cela aurait détruit mon film et créé une polémique superflue.
Etes-vous satisfait de l’affluence du public depuis la sortie du film?
Contrairement à la sortie de «Dachra» où la capacité d’entrées dans les salles était de 100%, pour «Papillon d’or», la capacité des salles n’est que de 50% en raison des mesures sanitaires dues au covid-19. Mais malgré tout, je considère que c’est une excellente sortie en raison de l’affluence d’un nouveau public, celui de la télévision. Si je réussis à convaincre et à fidéliser au moins 10% de ce public, ce serait très bénéfique pour le cinéma tunisien.
Aujourd’hui, quand un réalisateur tunisien fait un film, il n’est pas sûr de réaliser le suivant, ce qui n’est pas votre cas. Etes-vous privilégié par rapport à vos collègues, surtout les plus jeunes d’entre eux ?
C’est grâce au nombre d’entrées de «Dachra», 350.000 en tout, que j’ai pu réaliser «Papillon d’or», dont le budget s’élève à 450.000 dinars, soit le double du budget de Dachra. Mais si «Papillon d’or» n’engrange pas de bénéfices, ce ne sera pas du tout évident pour la production d’un troisième long-métrage. Je ne peux continuer à faire des films autofinancés et indépendants, d’autant qu’il n’existe pas une vraie machine de production comme dans les pays qui possèdent une véritable industrie cinématographique.
Le mot de la fin
Je me souviens qu’il y a dix ans, vous avez écrit dans «La Presse» une critique de mon premier court-métrage «Khorsa» (Alliance) qui, je crois, est passée inaperçue, car je n’ai pas eu de feed-back. Devinez pourquoi, parce que cette critique a été publiée le 14 janvier 2011, le jour-même où Ben Ali a quitté le pays. Tout le monde était braqué sur cet événement mondial.
Je n’oublierai jamais ce jour-là (rires). Maintenant, concernant «Papillon d’or», j’invite le public à vivre de nouvelles expériences et je souhaite que les salles soient pleines et que les discussions et débats autour du film continuent de plus belle.